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May 23, 2015

Tom Ford - Jay-Z

Analyse du mix de Jay-Z “Tom Ford” : explication de la production hip-hop minimaliste de Timbaland

De temps en temps, lorsque vous faites la queue pour payer votre fromage et vos charcuteries, l’air distrait, une chanson passe sur le système sonore tellement étrange/cool/spéciale/dérangeante/etc. que vous devez poser le panier, sortir votre téléphone de votre poche, l’allumer, fouiller à travers des pages d’applications très vite pour shazamer/soundhound la piste avant qu’elle ne s’arrête. La fois où je me suis retrouvé là‑dessus, après avoir eu l’air stupide le téléphone levé au‑dessus de ma tête et avoir regardé l’écran pour savoir quelle était la chanson, il affichait : Jay-Z / Tom Ford.

Pourquoi ce morceau fonctionne

Le hip‑hop comme terrain de jeu

Le hip‑hop, c’est amusant. C’est amusant parce qu’il n’y a pas de règles musicales ou sonores strictes. C’est une course libre pour trouver quelque chose de cool et d’inédit. Parfois ça génère du chaos et parfois ça permet une grande créativité. Timbaland a produit ce morceau et, d’habitude, ça veut dire créativité exceptionnelle.

Une construction minimaliste et astucieuse

Le morceau est court, autour de 3 minutes. Il est trompeusement simple et vraiment malin dans sa construction. L’ossature du beat, le moteur du morceau, ce sont ces trois toms descendants en triolets (doo doo doo) et la grosse caisse sur le « et » du temps deux. Par‑dessus ce squelette Timbaland articule deux scènes simples : une de 4 mesures avec la percussion un peu bongos et réverbérée, et une de 4 mesures avec une texture façon Nintendo. C’est tout. À part l’outro, mais on y reviendra. On pourrait croire qu’il est facile de construire un morceau avec un seul beat et 2 x 4 mesures de « looks »... mais ce n’est pas le cas. D’abord, il faut imaginer quelque chose de suffisamment nouveau et accrocheur pour mériter l’attention. Ensuite, il faut savoir faire beaucoup avec très peu de matière sans céder à la tentation d’ajouter plein d’autres choses pour « gonfler » le morceau.

La difficulté de la simplicité

À mon avis, la musique simple est la plus difficile à réussir. Tout comme l’enfer du tempo, c’est un lent 68 bpm et non un rapide et démonstratif 168 bpm, l’enfer de la production, c’est une session Ableton Live à 8 pistes avec 2 x 4 mesures et la pression pour créer quelque chose de vraiment nouveau et génial, bien plus que l’arrangement à 100+ pistes où tout est empilé 18 fois.

Comment y parviennent‑ils sur ce morceau ? Bonne question, merci de l’avoir posée. Une réponse simple : les permutations.

Analyse structurelle

Deux scènes, un beat

Remarquez comment ils assortissent habilement chaque « look » à différentes sections du morceau. D’abord l’intro n’est que le beat de batterie, mais avec le coup de basse sur le « et » du temps deux. Jay‑Z arrive tout de suite. Ensuite on entend le refrain « Tom Ford » sur la scène bongo. Qu’est‑ce que c’était ? Intro, refrain d’ouverture ? Couplet ? On ne sait pas encore.

Jay-Z en train de rapper

Couplet / Pré‑refrain / Refrain via permutations

Après ça, les 2 scènes principales alternent sans s’arrêter mais les parties lyriques sont décalées, regardez : les 4 premières mesures du couplet sont sur la scène Nintendo. Puis les 4 mesures suivantes du couplet reviennent sur la scène bongo. Ensuite les 4 mesures suivantes du couplet sur la scène Nintendo.

Répétition macro intelligente

(Remarquez comment les paroles d’ouverture du morceau sont répétées mais sonnent très différemment maintenant avec l’échantillon en dessous, belle utilisation de l’allitération et de la répétition à grande échelle ici.) La scène bongo suivante apporte le pré‑refrain pendant 4 mesures puis le refrain arrive. Le refrain n’est que les mots « Tom Ford » sur la scène Nintendo. C’est tout. On a entendu tous ces éléments auparavant, mais pas dans cette combinaison et la répétition fait que ça fonctionne comme un refrain.

Pourquoi l’alternance marche

Remontez, retournez au début du morceau et regardez comment l’intro met en place toute l’alternance des scènes pour arriver précisément à ce point. Intelligent.

Variation au deuxième système

Pour le deuxième système du morceau, ils répètent l’opération mais avec un couplet plus court. La raison est qu’ils conservent l’alternance bongo/Nintendo parfaite mais ils ont besoin d’une scène Nintendo en moins pour faire le refrain Tom Ford + Nintendo arriver (pas d’intro pour faire la jonction). Je n’sais pas avec certitude, mais d’après le contenu lyrique, mon hypothèse est que les 4 premières mesures du 1er couplet ont été ajoutées pour permettre cette alternance magique, permettant de colorer les paroles avec les ambiances et humeurs alternées des deux scènes, et de façonner les différentes sections du morceau uniquement avec des astuces d’assemblage.

Le déplacement de l’outro

L’outro est la première rupture dans la structure A/B. Elle repose toujours sur une version des toms descendants et une version recyclée de l’échantillon Nintendo ainsi que des paroles reprises plus tôt dans le morceau. Pourtant, ça sonne complètement neuf à cause de la façon dont ces éléments sont traités. Principalement étirement temporel et changement de hauteur. Quelqu’un s’est amusé avec Melodyne là‑dessus. La seule vraie nouveauté est la voix féminine, probablement Beyonce, mais tout le reste est une version broyée de quelque chose qu’on a déjà entendu, même s’il est parfois difficile de le distinguer. Minimaliste et très efficace. Comme le reste du morceau.

Jay‑Z en pleine prestation

 

Analyse sonore

Une basse épaisse et contrôlée

Sonicement, c’est un morceau à l’assise sonore dense. La clé pour donner de l’épaisseur à un disque est de limiter le nombre de pistes. Le hip‑hop est parfait pour ça si l’équipe sait ce qu’elle fait. L’équipe de Timbaland le sait. C’est une excellente référence pour vérifier le bas du spectre sur vos propres mixes ou pour contrôler le bas dans des salles inconnues (un bon ajout à Angel by Massive Attack).

Pistes minimales = impact maximal

Je dirais que la session non mixée ressemblait à ça : piste riff de toms, piste grosse caisse/clap, piste séquence de hats, piste réponse de basse, piste échantillon bongo, piste échantillon Nintendo, piste réponse de basse de l’échantillon Nintendo, piste voix lead. Terminé. Le reste n’est qu’une série de petites interventions, des voix qui font « aw!! », quelques doubles de lead par ci par là, petites claquettes et Beyonce à la fin, tout pour la déco. La partie principale du morceau tient sur 8 pistes avec une dizaine d’autres pour les incidents. Ce genre de session permet au mixeur de vraiment passer du temps à faire sonner chaque élément de façon spéciale. Moins de pistes = plus de temps et plus d’espace pour travailler.

Traitement vocal et contraste

Remarquez comment le traitement et les niveaux de la voix changent en permanence. Le niveau de l’intro et le premier niveau du « Tom Ford » sont différents. Puis le couplet a un autre niveau. Ça aide à faire grandir le morceau puisque tout le reste est statique. La voix est majoritairement très sèche avec quelques petits delays occasionnels pour accentuer certains mots, mais le feeling du pré‑refrain est créé en ajoutant juste un petit slap de delay sur le lead. Écoutez. Puis on ajoute une légère réverb pour le refrain « Tom Ford ». C’est tout. Ensuite retour à super sec pour le couplet. Rinçage et répétition.

Dynamiques et scène sonore

Le morceau est assez dynamique pour du hip‑hop avec jusqu’à 8 dB de facteur de crête sur certaines sections. C’est pour ça que ça sonne bien. Remarquez comme la scène sonore est très large et comment la réverb sur les échantillons bongo et Nintendo crée un effet « avant‑arrière » face aux toms secs et à la grosse caisse, la voix se plaçant bien au centre.

Micro‑détails cachés dans le mix

Jay‑Z détendu

Enfin, voyez si vous pouvez repérer tous les petits détails qui sont mixés très bas pour vous garder à l’écoute. Vous écouterez probablement ce morceau 10 fois et entendrez encore des choses nouvelles, ce qui est incroyable quand on a l’impression qu’il n’y a presque rien dedans, non ?

Pourquoi c’est un excellent morceau d’apprentissage

Créativité + exécution

Que vous aimiez le hip‑hop ou non, que vous aimiez Jay‑Z ou non, ce morceau est un excellent sujet d’étude pour la nouveauté des idées, l’exécution sans faute, l’empreinte sonore de ce que permet à un mixeur un arrangement vraiment épuré sur le bas du spectre et la façon intéressante dont les voix sont mixées dans et hors du morceau.

Arrangements épurés réussis

Beaucoup de hip‑hop est créatif mais sonne mal pour une raison ou une autre. Ce morceau cartonne à tous les niveaux, en plus la prémisse lyrique est marrante.

Profitez du groove, yo.

Amicalement,
Fab Dupont

written-by

Pianist and Resident Engineer of Fuseroom Recording Studio in Berlin, Hollywood's Musicians Institute Scholarship winner and Outstanding Student Award 2005, ee's worked in productions for Italian pop stars like Anna Oxa, Marco Masini and RAF, Stefano 'Cocco' Cantini and Riccardo Galardini, side by side with world-class musicians and mentors like Roger Burn and since 2013 is part of the team at pureMix.net. Alberto has worked with David White, Niels Kurvin, Jenny Wu, Apple and Apple Music, Microsoft, Etihad Airways, Qatar Airways, Virgin Airlines, Cane, Morgan Heritage, Riot Games, Dangerous Music, Focal, Universal Audio and more.